Le
17 mars dernier, les Académiciens français se sont payés d’audace –
une fois n’est pas coutume – en votant René Girard. Par 28 voix sur
32 suffrages exprimés, ils ont offert un fauteuil – le 37ème – au
moins conformiste des penseurs – un homme qui, si on l’écoutait,
pourrait bien révolutionner le cours trop tranquille des idées reçues
liftées et calibrées, qui circulent aujourd’hui un peu partout sur la
Planète.
René
Girard revient de loin, des Etats-Unis en l’occurrence, où, depuis
1947, cet ancien élève de l’Ecole des Chartes, a trouvé un havre de
liberté intellectuelle. Il arrive plus précisément de Stanford sur la
Côte Ouest, où il a dirigé le département de langue et littérature
française de 1981 à 1995. Après cinquante ans d’émigration, le
prophète du désir mimétique est clairement reconnu dans sa patrie. Il
avait déjà reçu de l’Académie française un grand prix de
philosophie dès 1996. Cette fois, avec l’habit vert, c’est un brevet
d’immortalité qui vient de lui être décerné.
Est-ce
malgré ou à cause de son détour par les Etats-Unis ? Plusieurs raisons
désignent pourtant le Français de Stanford à la vindicte de l’intelligentsia
parisienne.
Premier
reproche fait à René Girard : sa méthode est résolument
pluridisciplinaire, ce qui – à l’ère des spécialistes de plus en
plus spécialisés – est du plus mauvais effet ! René Girard a d’abord
été un extraordinaire critique littéraire ; c’est sa lecture patiente
des monstres sacrés de la littérature mondiale qui lui a fourni les
linéaments de sa vision de l’homme : Dostoïevski,
Cervantès, Shakespeare
ou Marcel Proust lui ont
offert, clef en main, une image du désir humain. Un nom s’est imposé
au critique pour caractériser ce désir : il est mimétique. Il n’y a
pas de désir authentique, les désirs les plus forts sont des imitations.
Ce que l’individu désire, en effet, ce n’est pas tel ou tel objet (fût-il
sexuel), c’est l’objet du désir de l’autre. Pas de désir sans un
rival qui désire la même chose que vous… Le théâtre est rempli de
ces rivalités, qui donnent au désir humain sa véritable mesure et son
pouvoir de nuisance. Les romans sont construits sur ces effets de miroir
qui sont des jeux de pouvoirs, où la violence fournit le seul arbitrage
acceptable entre les rivaux. Premier péché, première entorse au
prétendu sens commun : ce que Girard est allé demander à la
littérature, c’est quelque chose qui ressemble à la vérité. En
pleine possession de son art, un artiste ne peut pas tricher : c’est
bien la voix méconnue du réel qu’il fait entendre à ses lecteurs,
suggère Girard dans Mensonge romantique et vérité romanesque
(1961).
Très
vite néanmoins la littérature ne suffit pas à ce liseur insatiable.
Avec La violence et le sacré (1972), René Girard fait une entrée
fracassante dans le petit monde très fermé de l’anthropologie. Après
avoir étudié les chefs-d’œuvre de la littérature, il se confronte
aux mythes de la pensée primitive. S’il est vrai que l’homme est un
être de désir, il doit vivre dans une guerre perpétuelle ! L’humanité
ne se sauve de l’autodestruction que lorsqu’elle sait désigner un
ennemi qui soit l’ennemi de tous : un véritable bouc émissaire, au
sens courant de cette expression, un être sacrifié – dans le sang
duquel les anciens rivaux, qui auraient dû s’entretuer, deviennent amis
et associés. Telle est la fonction soi-disant religieuse, mais sociale en
fait, des sacrifices cultuels, dont on vérifie la présence dans toutes
les civilisations.
Le
fameux “instinct religieux” trouve ici son exacte mesure. Durkheim
avait raison ! Au lieu d’être le désir soi-disant le plus profond, le
plus authentique d’une conscience individuelle en quête de sens, la
religion apparaît sous son véritable jour – comme ayant une fonction
sociale, à travers les sacrifices qu’elle organise. Et – c’est son
deuxième péché – Girard se retrouve du côté de tous les
pourfendeurs du sacré ! Il aurait pu écrire, avec de bien meilleurs
arguments, ce livre manqué de Sigmund
Freud qui s’intitule L’avenir d’une illusion. Il a
fermement et calmement établi ce que Freud avait ambitionné de prouver :
si les religions ne sont pas vraies, c’est qu’elles sont des produits
du désir de l’homme.
Mais
ce n’est pas tout. Le troisième péché de René Girard est sans doute
celui qu’on ne lui pardonnera pas de sitôt ! Le professeur de
littérature, devenu anthropologue, s’est fait exégète et chrétien.
Son hypothèse, il a tâché de la vérifier en relisant l’Evangile.
Dans Je vois Satan tomber comme l’éclair (1999), il prouve que
la foi chrétienne n’est pas une religion comme les autres. Elle n’est
pas construite comme un mythe parce qu’elle dit le contraire de ce que
disent les mythes et tente toujours d’interdire la violence larvée dans
le désir de l’homme. Le Christ crucifié met fin aux sacrifices des
boucs émissaires. Il interdit la diabolisation et toutes les formes de
lynchage collectif sur lesquelles reposait l’ordre archaïque. Cet
Evangile-là constitue la subversion authentique, celle qui ambitionne, au
nom de la Croix, une mise hors la loi définitive de la violence…
Elu
sur le fauteuil qui fut jadis celui du grand Bossuet,
René Girard apparaît comme le champion paradoxal de la spécificité
chrétienne, à l’heure des grandes trahisons... |