On
parle d’un conclave hors normes.
La
grande nouveauté sera d’abord dans la manière dont il va
matériellement se dérouler, dans une quinzaine de jours. Les cardinaux
électeurs et leurs assistants seront logés, non plus aux alentours de
la Sixtine, à droite de la basilique Saint-Pierre, mais dans la Maison
Sainte-Marthe, à gauche de la basilique, dans un palais qui, sans être
luxueux, est très confortable et permet, si nécessaire, d’envisager
un conclave de longue durée. Les cardinaux traverseront plusieurs fois
par jour la sacristie de Saint-Pierre et la basilique par un couloir
fermé pour aller voter dans la chapelle Sixtine, selon l’usage.
Et
ils éliront…
Une
chose est certaine : le prochain pape ne sera pas un « progressiste »,
car les nominations successives de cardinaux faites par Jean
Paul II font que le collège cardinalice est très majoritairement
« modéré ». Les cardinaux les plus conciliaires, qu’on
pourrait qualifier de centre gauche – représentés hier par le
cardinal Martini, aujourd’hui, par exemple, par le cardinal Hummes,
de Sao Paulo – n’ont même plus la possibilité de constituer la
fameuse « minorité de blocage », celle du tiers du
collège, le pape étant élu à la majorité des deux tiers plus une
voix. Au temps où le cardinal Martini était archevêque de Milan, les
instances dirigeantes de la Curie avaient d’ailleurs si peur que
Martini bloque ainsi les scrutins, qu’ils ont fait modifier la loi
électorale par la constitution Universi Dominici gregis, de 1996. Elle
autorise, grosso modo, au bout d’environ dix à quinze jours de votes
infructueux, d’élire le pape, non plus aux deux tiers, mais seulement
à la majorité absolue des voix. Ceci dit, comme on sait, les
modifications de lois électorales se retournent parfois contre leurs
promoteurs : les progressistes vont se rallier à un candidat
modéré-libéral, qui pourrait bien atteindre, à la longue, la
majorité requise.
Tout
cela fait bien politique, sociologique.
Je
n’y peux rien. L’Eglise est divine et humaine, grâce et politique,
surnaturel et sociologie. Le Saint Esprit soufflait, au XVIe, siècle
entre le parti français et le parti espagnol, au XIXe siècle et au XXe
siècle, au milieu des luttes entre zelanti et libéraux. Par ailleurs,
nous sommes aujourd’hui, quarante ans après Vatican II dans une
situation ecclésiale tout à fait atypique, où, entre autres
caractéristiques, la mondanité moderne étouffe le surnaturel. Pour
donc, parler très concrètement et prosaïquement, en termes, j’en
conviens, très inadéquats pour qualifier une situation religieuse, et
surtout bien trop approximatifs, deux grandes tendances sont en
présence dans le collège cardinalice : celle des modérés
libéraux, prêt à transiger avec la pression des plus conciliaires et
à accentuer le style novateur du pontificat qui s’est achevé, et
celle des modérés « restaurationnistes », qui voudraient
bien freiner la dérive libérale. Il est clair que le cardinal Ratzinger,
malgré ou à cause de ses 78 ans, auteur de tous les documents
doctrinaux des vingt dernières années, est devenu, tout
particulièrement dans les derniers temps du pontificat de Jean Paul II,
l’homme fort de cette tendance.
Un
pape de transition ?
Lui
ou un autre poussé par lui. Une transition en sens inverse de celle de Jean
XXIII. Derrière lui, ou à côté, le cardinal Ruini, vicaire de
Rome, président de la conférence épiscopale italienne, plus ouvert
aux influences américaines, l’homme d’un certain redressement « identitaire »
du catholicisme italien (il a, en gros réussi, sous Berlusconi,
ce que les évêques espagnols ont essayé sous le PPE). En face, si l’on
peut dire, émergent des papables, qui sont loin d’avoir la carrure
intellectuelle de Ratzinger ou le poids de Ruini, mais qui ont de
sérieux atouts, le cardinal Tettamanzi, archevêque de Milan, qui fait
ouvertement campagne depuis plusieurs années, et le cardinal Angelo
Scola, 63 ans, patriarche de Venise, homme de grande ambition, qui se
présente comme médiateur, issu du mouvement conservateur Communion et
Libération, et promoteur récent d’une organisation de dialogue très
médiatisée avec l’Islam. Mais Tettamanzi, à la différence de Scola,
ne parle guère qu’italien. Moraliste de formation, il a, pour sa
part, mis de l’eau dans son vin, en se spécialisant dans la morale du
mondialisme et en adoucissant ses positions antérieures à propos de la
protection contre le sida.
Comme
le cardinal Schönborn ?
Oui,
et même sur ce dernier point (les prophylactiques, comme « moindre
mal »), le cardinal Schönborn, archevêque de Vienne,
autre papable de 60 ans, a pris des positions encore plus nettement
libérales. À ceci près, qui n’est pas un détail, le cardinal
Schönborn est un doctrinal, plus balthasarien que thomiste, il est vrai.
On le dit dépressif et il est notoire qu’il n’a pas montré des
qualités de gouvernement exceptionnelles. Mais on assure qu’il aura
la voix et le soutien du primat des Gaules, le cardinal Barbarin.
Et
aussi le soutien du cardinal Lustiger ?
A
cause de leurs positions proches dans le dialogue avec le judaïsme ?
Sans sonder les éminentissimes consciences électorales, je verrais
plutôt, aujourd’hui, le cardinal Lustiger en ratzinguérien.
On
parle d’un pape africain ?
Le
cardinal Arinze, très ratzinguérien, préfet de la congrégation du
Culte divin ? Les vaticanistes imaginent assez volontiers un pape
italien. A défaut, on se tournerait plutôt vers un cardinal d’Amérique
latine, hypothèse appuyée par le fait que le cardinal Sodano
est très proche des Américains latins, et que le très puissant
Substitut, Mgr Sandri, vient de Buenos Aires. On parle alors du
cardinal Rodriguez Maradiaga, du Honduras, plus
« restaurationniste » que le cardinal Bergoglio,
jésuite de 68 ans, plus « transigeant », qui serait le
candidat de la section française de la Secrétairerie d’Etat.
Alors,
votre pronostic ?
Il
est parfaitement vain de faire des pronostics, d’autant qu’une
grande part du collège sera constitué de cardinaux venant de pays
lointains, réagissant du point de vue ecclésiastique en fonction
de critères régionaux très divers. Le fait est que vont peser les
avis de ceux que l’on qualifie de grands électeurs, à savoir
spécialement le cardinal Ruini, le cardinal Sodano, Secrétaire d’Etat,
pour sa part non papable, et le cardinal Ratzinger. Ce dernier est, en
toute hypothèse, incontournable comme on dit. Il est porté par un
véritable « parti ». Anecdote amusante : lors des
obsèques récente de Mgr Giussani, fondateur de Communion et
Libération, dans la cathédrale de Milan, qu’il présidait aux
côtés du cardinal Tettamanzi, l’un et l’autre ont prononcé
une homélie. La foule des membres de Communion et Libération a
applaudi Ratzinger à tout rompre, mais est restée de glace pour
Tettamanzi. Un de ceux qui ont contribué à asseoir sa position de
papable de manière décisive est le pieux cardinal Herranz, qui
préside le Conseil d’interprétation des textes canonique. Mais rien
ne dit que le Préfet de la Foi acceptera d’entrer en lice. Il peut
parfaitement désigner un candidat qui pourrait surprendre tout le
monde.
Et
que fera-t-il, à votre avis ?
J’ai
une idée toute personnelle sur cette question, que je préfère garder
pour moi. Une chose est certaine : il va contribuer – sans peine
d’ailleurs, car cela correspond à la réalité de l’Église – à
dramatiser au maximum la préparation du conclave dans les jours qui
viennent. On peut même dire qu’il a lancé le thème dans son chemin
de Croix au Colisée, le Vendredi saint : « La barque de l’Eglise
fait eau de toutes parts ».
Et
les revendications traditionalistes ?
Elles
collent indirectement à la tendance « restaurationniste ».
Je suis persuadé que la question liturgique, dans une Église qui va se
réduire, moralement, à une Église des catacombes, prendra une
importance décisive sous l’aspect du thème de la « réforme de
la réforme » liturgique, thème qui pourra devenir moteur pour
celui de la réforme du Concile. Malheureusement, le traditionalisme, en
toutes ses tendances, c’est le moins qu’on puisse dire, n’a pas
cultivé le talent reçu. Il est dérisoire d’imaginer qu’il puisse
être le ferment du sursaut qu’appellent le jeune clergé, les
mouvements « identitaires », et toute le peuple de foi qui,
en bien des pays, attend le relèvement de l’Eglise.
Bref,
vous êtes très pessimiste.
Non,
je suis très optimiste au contraire, comme on pouvait l’être au plus
fort de la crise arienne, ou au sommet de l’explosion protestante.
Mais puisque nous parlons du conclave, quelle qu’en soit l’issu, la
suite en sera assurément dramatique. Si l’élu est un « transigeant »,
la décomposition libérale va s’accentuer dans un corps exténué. S’il
est « restaurationniste », les provocations libérales et l’émiettement
vont s’accentuer. La crise de l’Église, la vraie, est devant nous.
Mais les germes de renouveau sont là. D’un renouveau complètement
différent d’un retour au statu quo ante.
Propos
recueillis par Joël Prieur |