La
question de la laïcité apparaît comme la question centrale, en cette
année 2005. Terrible ironie de l’histoire : cette idéologie si
typiquement française avait pour but de faire disparaître le problème
religieux, en enfermant la croyance dans le prétendu sanctuaire de la
conscience individuelle... Cette solution finale du problème religieux,
tout laissait supposer qu’en France elle aurait le dernier mot. Et puis
l’islam est arrivé ; des millions de musulmans sont devenus des
Français. Et, face à l’islam, religion communautaire, la laïcité
paraît en panne. Sa fameuse puissance d’intégration est remise en
question. Elle perd chaque jour un peu de son prestige.
Dans
cette situation nouvelle, l’Eglise aurait dû profiter du trouble public
et des débats tous azimuts qui s’annoncent pour marquer sa
spécificité et revendiquer la reconnaissance publique d’une
prépondérance sociale des valeurs chrétiennes. Le magistère si noble
des papes du XXème siècle de Pie
IX à Pie XII aurait pu
trouver comme un nouvel éclat et une actualité particulière dans cette
situation nouvelle où se débat non seulement la France, mais la vieille
Europe – tout entière confrontée à une immigration légale et
illégale de première importance.
Jean
Paul II vient d’envoyer à Mgr Ricard,
président de la Conférence épiscopale, un document extrêmement nuancé
sur la laïcité, à l’occasion du centenaire de la Loi de 1905. On y
trouve réunies toutes les ambiguïtés de ce centenaire. Et comme souvent
dans les textes du pape, lorsque le choix apparaît trop difficile à
faire, les perspectives opposées ne s’excluent pas ; elles se
juxtaposent, donnant l’impression, comme le dit un de mes amis, prêtre
en paroisse, que l’on a affaire non à un pontificat mais à un
brouillon de pontificat. Un peu comme lorsque, dans une dissertation, où
il faut choisir un angle d’attaque et proposer une démonstration, le
bon élève trop appliqué, voulant montrer qu’il sait tout, juxtapose
en cinq pages, les thèses les plus hétérogènes en un catalogue où les
affirmations se multiplient sans véritable prise de position.
Au
paragraphe 8, le pape rappelle opportunément : «
On se trompe lorsqu’on pense que la référence publique à la foi peut
porter atteinte à la juste autonomie de l’Etat et des institutions
civiles ou bien que cela peut même engendrer des attitudes d’intolérance
». Il milite ici clairement pour une réaffirmation institutionnelle
(publique) des racines chrétiennes de la France. Il le fait avec beaucoup
de mesure dans l’expression, mais enfin ce qui est dit est dit. Lorsqu’il
évoque «la juste autonomie de l’Etat
et des institutions civiles », le pape se fait l’écho d’un
enseignement conciliaire tout à fait maladroit, reprenant abusivement le
terme “autonomie” à la philosophie kantienne. Mais sur le fond, cette
“autonomie” peut très bien signifier simplement la distinction
fondamentale du spirituel et du temporel, telle que l’enseigne saint Thomas
dans le De regno. La formule
dès lors est tout à fait recevable : elle ne signifie pas, selon l’étymologie
philosophique du terme autonomie, que la société civile a le pouvoir de
se donner à elle-même sa propre loi, mais simplement que l’autorité
spirituelle et l’autorité temporelle sont deux domaines d’intervention
absolument distincts. Dans cette perspective, la réaffirmation de la
nécessité d’une référence publique à la foi catholique est
parfaitement bien venue. Il me semble du reste que, dans la confusion qui
s’annonce, une telle référence finira par s’imposer au législateur.
Mais
alors pourquoi faut-il que quelques lignes plus haut, dans un paragraphe
consacré à la crise des valeurs et au déficit d’espérance, Jean Paul
II réaffirme que le dialogue social doit avoir lieu dans notre pays «
selon l’esprit des valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité
auxquelles le peuple de France est fort justement attaché ». La
formule ici n’est même pas ambiguë ; elle est fausse. Ce n’est pas
justement, ce n’est pas de manière juste que le peuple de France est
attaché aux valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité... Lors
de son premier voyage en France, Jean Paul II avait essayé de donner une
interprétation chrétienne de cette trilogie révolutionnaire. C’était
déjà une approche particulièrement risquée que de vouloir baptiser
ainsi la devise de la République. Mais dire que l’attachement que les
Français éprouvent aujourd’hui pour cette devise est un attachement
juste, dire que nous autres Français, nous avons une juste conception de
la liberté, un heureux souci de l’égalité et une vraie pratique de la
fraternité, je crois que cela relève de l’indulgence coupable. Le
malaise français ne serait pas ce qu’il est aujourd’hui, si nous n’éprouvions
pas ce mal à l’âme qui provient justement d’une fausse notion de la
liberté, d’une obsession de l’égalité et d’une fraternité qui ne
repose que sur la haine commune de certains boucs émissaires. Si l’on
veut faire du bien à la France, c’est ce mal à l’âme qu’il faut
reconnaître tout d’abord. |