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Pour défendre les limbes

Abbé G. de Tanoüarn

Pacte n°89 - décembre 2004

Jean-Pierre Dickès avait opportunément sorti cette information, dans le précédent numéro de Pacte. Le 11 octobre dernier, le pape s’est déclaré en faveur d’une véritable évolution théologique de l’Eglise sur la question des enfants morts sans baptême. La Commission théologique internationale, présidée par le cardinal Ratzinger, va donc se mettre au travail pour « étudier le sort des enfants morts sans baptême ». L’objectif avoué est de « supprimer les limbes ».

Les anticléricaux de tout pelage en ont fait des gorges chaudes : à quand la suppression par le pape de l’existence de Dieu ? demande par exemple le site internet Faire le jour (qui propose par ailleurs des formulaires de débaptisation). Aucun rapport ! direz-vous sans doute : l’existence de Dieu et l’existence des limbes sont deux idées qui ne sont pas du même ordre. Cette réaction excessive des anticléricaux basiques comporte cependant, me semble-t-il, une part de vérité : il est choquant de voir le pape disposer ainsi des enseignements de la Tradition. C’est par la Tradition que, en tant que chrétiens, nous affirmons l’existence de ce Dieu qui « de bien des manières a parlé à nos pères » comme dit l’Epître aux Hébreux. Et c’est par la Tradition que nous connaissons l’existence des limbes, dont nous avons dû entendre parler au Catéchisme. Le Magistère dogmatique du pape s’exerce pour confirmer cette Tradition de la doctrine chrétienne, et non pour l’invalider...

On lit à droite et à gauche que les limbes constituent un enseignement, qui ne se trouve pas dans le donné de la foi, mais qui apparaît au Moyen Age chez plusieurs théologiens, en particulier chez saint Thomas d’Aquin. L’histoire réelle de cette doctrine est infiniment plus complexe. Mais pour l’appréhender, il faut comprendre de quoi il est question : les limbes seraient ce lieu intermédiaire entre le Ciel et l’Enfer dans lequel sont les enfants morts sans baptême.

Pourquoi cet intermédiaire est-il nécessaire ? Si on veut le comprendre en profondeur, il faut savoir, au moins un peu, en quoi consiste le salut apporté par Jésus-Christ. Suivons donc étroitement le Commentaire thomiste du Livre des Sentences : « Je dis, affirme d’abord saint Thomas, que tout homme qui jouit du libre-arbitre est proportionné à recevoir la vie éternelle. » C’est en effet à travers notre liberté que nous participons à la vie divine, c’est notre acceptation ou notre refus de Dieu et le genre d’existence que nous choisissons de mener qui nous permet de mériter la grâce que nous avons tous reçue d’une manière ou d’une autre. Ce premier point est capital : nous ne pouvons pas dire que nous serons sauvés sans savoir pourquoi, c’est-à-dire sans avoir collaboré d’une manière ou d’une autre à ce salut, qui nous est offert gratuitement.

Deuxième point, issu du premier : « Les petits enfants n’ont jamais été proportionnés à posséder la vie éternelle, parce qu’elle ne leur était pas due en vertu des principes de leur nature : elle excède en effet toute faculté naturelle. Ces petits enfants n’ont pu poser aucun acte qui leur soit propre et par lequel ils puissent jouir d’un si grand bien. Par conséquent, ils ne souffrent aucune peine à être privés de la vision de Dieu. Bien au contraire, ils se réjouissent de ce qu’ils participent à la divine bonté dans leur perfection naturelle » (In II Sent. d. 33 q2 a2).

C’est ce deuxième point qui heurte notre sensibilité, et que nous ne comprenons pas forcément très bien. C’est surtout que nous mesurons mal le don que Dieu nous fait, lorsqu’il nous invite à le voir éternellement face à face. « Dieu personne ne l’a vu, car voir Dieu c’est mourir », lit-on dans le Livre de l’Exode (XXXIII). Pour voir Dieu, il faut être Dieu d’une certaine façon, il faut « être rendu participant de la nature divine » comme dit saint Pierre dans sa Deuxième Epître. Par le baptême, nous recevons, sans mérite de notre part, la vie éternelle, et c’est par notre liberté d’adultes, que nous nous associons à ce don, autant que nous en sommes capables. Le petit enfant baptisé, n’étant capable, lui, d’aucun acte de liberté, participe purement gratuitement du don de Dieu, per actionem aliorum, comme le note saint Thomas un peu plus loin, grâce à ceux qui l’ont porté sur les fonts baptismaux. Quant au petit enfant non baptisé, il n’a pas été associé au Mystère surnaturel du Christ rédempteur. Il est privé de la vision béatifique, mais elle ne lui manque pas. Saint Thomas donne deux exemples : un homme normal ne souffre pas de ne pas pouvoir voler dans les airs ; un homme normal ne souffre pas de ne pas être roi. Mais peu importent les exemples dans le détail : ce qui est clair, c’est qu’un homme normal, laissé à lui-même et à ses facultés naturelles, ne souffrira pas d’être privé de la vision de Dieu. Il aura de la Divinité une certaine connaissance, conforme à ses aspirations. Mais il ne souhaitera pas voir Dieu face à face, n’imaginant simplement pas que cela soit possible.

En y réfléchissant un peu, on doit constater que ce sont les théologiens aristotéliciens (avant saint Thomas : Guillaume d’Auvergne) qui ont développé cette hypothèse des limbes pour les petits enfants morts sans baptême. Leur attachement à Aristote ne peut pas être pur hasard ! S’ils ont soutenu la thèse des limbes, c’est parce que, en tant qu’aristotéliciens, ils avaient une grande confiance en la nature et en la liberté de l’homme.

Pour saint Thomas, le péché originel n’a pas infecté la nature humaine, qui demeure telle qu’elle est sortie des mains de Dieu (Naturalia manserunt integra). Un enfant ne peut donc pas être condamné à une souffrance, simplement parce qu’il est marqué à la naissance par le Péché originel. Dans l’Enchiridion, saint Augustin avait parlé pour ces enfants de la peine la plus douce : mitissima poena. Saint Thomas précise, dans le même article : « Toute douleur est exclue de leur peine » (même la plus douce). Ils ne ressentent pas la privation de la vision de Dieu comme une peine. Au contraire, ils jouissent dans les limbes, non certes de la vision face à face, mais d’une sorte de familiarité avec les choses de Dieu qui suffit à leur bonheur. A travers Adam, il faut le dire et le redire, Dieu ne condamne pas la nature humaine elle-même ! Il la prive simplement de toute élévation à la vision béatifique. C’est la privation, dès cette vie, de l’amitié de Dieu, qui engendre le repli de la nature complexe de l’homme sur elle-même et tous les désordres qui s’ensuivent. Dans le récit biblique, ce péché originel, qui blesse la nature sans l’atteindre en elle-même, est évoqué de la façon suivante : « Adam et Eve reconnurent qu’ils étaient nus. Leurs yeux s’ouvrirent à tous deux, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent de quoi se couvrir et ils se retirèrent au milieu des arbres du paradis pour se cacher de devant la Face du Seigneur ». Pudeur : l’indice d’une atteinte secrète, qui ne modifie pas la nature, mais la révèle comme toujours prête à déchoir ! La nature est indemne, mais elle est fragilisée...

On doit aussi souligner combien l’hypothèse des limbes honore la liberté de l’homme et sa capacité à mériter : sans un acte de sa liberté, l’homme ne peut être associé à la vie divine. Dans le cas où un petit enfant meurt baptisé, sans avoir pu produire un seul acte libre, on peut penser que c’est l’acte libre des parents, offrant leur enfant à l’eau sainte du baptême qui se trouve sanctifié, en vertu de cette très mystérieuse solidarité des membres du corps mystique que l’on appelle « communion des saints ». Thomas semble l’indiquer dans le passage que nous avons cité. Cajétan a fait de cette suggestion une thèse théologique (In IIIam Q68 a3), en faveur de laquelle il invoque la Tradition. Le baptême étant le sacrement de la foi, c’est bien la foi des parents qui est honorée par Dieu, lorsqu’Il donne sa grâce et sa vie à des enfants qui n’ont pas l’âge de raison : « Apud veteres, fides parentis erat proprium remedium parvulorum ». S’opposant à Luther, Cajétan insiste sur cette dimension de la liberté humaine et du mérite, comme indispensable réponse de l’homme à l’invitation divine. Si cette réponse humaine est absolument impossible, comme dans le cas des enfants non chrétiens morts sans baptême, le bonheur naturel des limbes, explique saint Thomas, remplace la vision béatifique, sans que cette substitution soit subjectivement ressentie par l’enfant mort sans baptême comme une privation pénible.

Mais, dira-t-on, d’où viennent les limbes? Est-ce de manière parfaitement arbitraire que les théologiens du XIIIème siècle les ont exhumés dans leurs Traités ?

Si l’on suit saint Thomas dans le Livre des Sentences, on comprend que le raisonnement des docteurs est ancré dans la doctrine la plus solide, celle du Credo. Lorsque nous affirmons qu’entre sa Passion et sa Résurrection, le Christ est descendu « aux Enfers », c’est des limbes dont nous parlons. Nous désignons par ce mot « Enfers » employé au pluriel le même lieu spirituel. Certes, dans le Credo, ce lieu, que les Evangiles nomment aussi de manière très poétique le sein d’Abraham, renferme tous ceux qui ont attendu la victoire du Christ. Le Christ descendant aux Enfers va chercher les justes, qui ayant vaincu le mal par la foi, attendent leur récompense. Mais qu’est-ce que les limbes, sinon ce lieu intermédiaire entre le Paradis glorieux et la Géhenne de feu. Voici ce que dit le Docteur angélique : « Les limbes où les pères ont attendu le Christ diffèrent des limbes où sont les enfants morts sans baptême quant à la qualité de la récompense. Mais quant à la situation du lieu, on peut croire avec une réelle probabilité qu’il s’agit du même lieu ». Les pères ont attendu le Christ ; les enfants morts sans baptême ne l’attendent pas et il ne leur manque pas. Mais il s’agit bien du même espace intermédiaire, du même entre-deux. C’est la doctrine la plus assurée qui nous parle de cet Entre-deux, même si le Credo n’approprie pas explicitement ce lieu aux enfants morts sans baptême.

Si l’on supprime les limbes c’est pour s’orienter vers cette solution du salut universel, du salut donné sans contrepartie

Quelle autre possibilité spéculative possédons-nous que cette robuste et très catholique pensée des limbes ?

Il y a bien le système de saint Augustin, que sa controverse antipélasgienne a beaucoup durci. L’évêque d’Hippone n’admet pas qu’il existe une possibilité de destin intermédiaire entre le Ciel et l’Enfer. C’est du reste la raison pour laquelle il insiste énormément sur la nécessité du baptême des enfants. S’ils ne reçoivent pas l’eau du baptême, les enfants participent de la Massa damnata : la masse des damnés. Cette théorie est largement abandonnée.

Il existe une autre possibilité, symétrique, celle que porte plus ou moins clairement dans son texte même le concile Vatican II, celle du salut universel. Dans cette perspective récente, le salut est donné antérieurement à tout acte libre : l’homme n’a pas à l’accepter ou à le refuser. Le salut lui est donné. Ainsi la prédestination de l’humanité est totale. Dans le sens du Bien. Lorsque saint Paul nous recommandait : « Faites votre salut avec crainte et tremblement », il n’avait sans doute pas envisagé que le salut soit pour l’homme une sorte de bonus qui s’affiche automatiquement au tableau à la fin de l’exercice.

Il est clair que si l’on supprime les limbes aujourd’hui, c’est pour s’orienter vers cette solution du salut universel, du salut donné sans contrepartie. Ainsi on fait fi de la nature humaine de sa complexité et de son attirance vers le mal... Imaginer que l’histoire morale et spirituelle de notre monde se soldera par un gigantesque happy end, il me semble que c’est tout simplement transformer le christianisme en une histoire à l’eau de rose, où décidément tout est bien qui finit bien.

Cette théologie sans limbe n’est pas digne de l’homme et de sa liberté, qu’elle viole. Elle n’est pas crédible, parce que la vie dans le monde réel n’est jamais semblable à un conte pour enfants sages, où, à la fin des fins tout le monde est gentil. Surtout cette théologie sans limbes rend le surnaturel naturel. C’était un objet de grâce et d’amour. Cela pourrait bien devenir un sujet de revendication sur un air bien connu : halte à la discrimination, tous égaux devant le salut !

Si on adopte une théologie sans limbes aujourd’hui, on peut dire d’ores et déjà que le christianisme – religion de salut – aura vécu, s’étant proclamé lui-même sans utilité, sans incidence sur le destin – heureux, forcément heureux – de l’humanité.