Jean-Pierre
Dickès avait
opportunément sorti cette information, dans le précédent numéro de Pacte.
Le 11 octobre dernier, le pape s’est déclaré en faveur d’une
véritable évolution théologique de l’Eglise sur la question des
enfants morts sans baptême. La Commission théologique internationale,
présidée par le cardinal Ratzinger,
va donc se mettre au travail pour «
étudier le sort des enfants morts sans baptême ». L’objectif
avoué est de « supprimer les
limbes ».
Les
anticléricaux de tout pelage en ont fait des gorges chaudes : à quand la
suppression par le pape de l’existence de Dieu ? demande par exemple le
site internet Faire le jour (qui propose par ailleurs des
formulaires de débaptisation). Aucun rapport ! direz-vous sans doute : l’existence
de Dieu et l’existence des limbes sont deux idées qui ne sont pas du
même ordre. Cette réaction excessive des anticléricaux basiques
comporte cependant, me semble-t-il, une part de vérité : il est choquant
de voir le pape disposer ainsi des enseignements de la Tradition. C’est
par la Tradition que, en tant que chrétiens, nous affirmons l’existence
de ce Dieu qui « de bien des
manières a parlé à nos pères » comme dit l’Epître aux
Hébreux. Et c’est par la Tradition que nous connaissons l’existence
des limbes, dont nous avons dû entendre parler au Catéchisme. Le
Magistère dogmatique du pape s’exerce pour confirmer cette Tradition de
la doctrine chrétienne, et non pour l’invalider...
On
lit à droite et à gauche que les limbes constituent un enseignement, qui
ne se trouve pas dans le donné de la foi, mais qui apparaît au Moyen Age
chez plusieurs théologiens, en particulier chez saint Thomas
d’Aquin. L’histoire réelle de cette doctrine est infiniment plus
complexe. Mais pour l’appréhender, il faut comprendre de quoi il est
question : les limbes seraient ce lieu intermédiaire entre le Ciel et l’Enfer
dans lequel sont les enfants morts sans baptême.
Pourquoi
cet intermédiaire est-il nécessaire ? Si on veut le comprendre en
profondeur, il faut savoir, au moins un peu, en quoi consiste le salut
apporté par Jésus-Christ. Suivons donc étroitement le Commentaire
thomiste du Livre des Sentences : «
Je dis, affirme d’abord saint Thomas, que
tout homme qui jouit du libre-arbitre est proportionné à recevoir la vie
éternelle. » C’est en effet à travers notre liberté que nous
participons à la vie divine, c’est notre acceptation ou notre refus de
Dieu et le genre d’existence que nous choisissons de mener qui nous
permet de mériter la grâce que nous avons tous reçue d’une manière
ou d’une autre. Ce premier point est capital : nous ne pouvons pas dire
que nous serons sauvés sans savoir pourquoi, c’est-à-dire sans avoir
collaboré d’une manière ou d’une autre à ce salut, qui nous est
offert gratuitement.
Deuxième
point, issu du premier : « Les petits enfants n’ont jamais été proportionnés à posséder
la vie éternelle, parce qu’elle ne leur était pas due en vertu des
principes de leur nature : elle excède en effet toute faculté naturelle.
Ces petits enfants n’ont pu poser aucun acte qui leur soit propre et par
lequel ils puissent jouir d’un si grand bien. Par conséquent, ils ne
souffrent aucune peine à être privés de la vision de Dieu. Bien au
contraire, ils se réjouissent de ce qu’ils participent à la divine
bonté dans leur perfection naturelle » (In II Sent. d. 33 q2 a2).
C’est
ce deuxième point qui heurte notre sensibilité, et que nous ne
comprenons pas forcément très bien. C’est surtout que nous mesurons
mal le don que Dieu nous fait, lorsqu’il nous invite à le voir
éternellement face à face. « Dieu
personne ne l’a vu, car voir Dieu c’est mourir », lit-on dans le Livre de l’Exode (XXXIII). Pour voir Dieu, il faut être Dieu d’une
certaine façon, il faut « être
rendu participant de la nature divine » comme dit saint Pierre dans
sa Deuxième Epître. Par le
baptême, nous recevons, sans mérite de notre part, la vie éternelle, et
c’est par notre liberté d’adultes, que nous nous associons à ce don,
autant que nous en sommes capables. Le petit enfant baptisé, n’étant
capable, lui, d’aucun acte de liberté, participe purement gratuitement
du don de Dieu, per actionem aliorum, comme le note saint Thomas un peu plus loin,
grâce à ceux qui l’ont porté sur les fonts baptismaux. Quant au petit
enfant non baptisé, il n’a pas été associé au Mystère surnaturel du
Christ rédempteur. Il est privé de la vision béatifique, mais elle ne
lui manque pas. Saint Thomas donne deux exemples : un homme normal ne
souffre pas de ne pas pouvoir voler dans les airs ; un homme normal ne
souffre pas de ne pas être roi. Mais peu importent les exemples dans le
détail : ce qui est clair, c’est qu’un homme normal, laissé à
lui-même et à ses facultés naturelles, ne souffrira pas d’être
privé de la vision de Dieu. Il aura de la Divinité une certaine
connaissance, conforme à ses aspirations. Mais il ne souhaitera pas voir
Dieu face à face, n’imaginant simplement pas que cela soit possible.
En
y réfléchissant un peu, on doit constater que ce sont les théologiens
aristotéliciens (avant saint Thomas : Guillaume d’Auvergne) qui ont développé cette hypothèse des
limbes pour les petits enfants morts sans baptême. Leur attachement à
Aristote ne peut pas être pur hasard ! S’ils ont soutenu la thèse des
limbes, c’est parce que, en tant qu’aristotéliciens, ils avaient une
grande confiance en la nature et en la liberté de l’homme.
Pour
saint Thomas, le péché originel n’a pas infecté la nature humaine,
qui demeure telle qu’elle est sortie des mains de Dieu (Naturalia
manserunt integra). Un enfant ne peut donc pas être condamné à une
souffrance, simplement parce qu’il est marqué à la naissance par le
Péché originel. Dans l’Enchiridion, saint Augustin avait parlé pour ces enfants de la
peine la plus douce : mitissima
poena. Saint Thomas précise, dans le même article : « Toute douleur est exclue de leur peine » (même la plus douce).
Ils ne ressentent pas la privation de la vision de Dieu comme une peine.
Au contraire, ils jouissent dans les limbes, non certes de la vision face
à face, mais d’une sorte de familiarité avec les choses de Dieu qui
suffit à leur bonheur. A travers Adam, il faut le dire et le redire, Dieu
ne condamne pas la nature humaine elle-même ! Il la prive simplement de
toute élévation à la vision béatifique. C’est la privation, dès
cette vie, de l’amitié de Dieu, qui engendre le repli de la nature
complexe de l’homme sur elle-même et tous les désordres qui s’ensuivent.
Dans le récit biblique, ce péché originel, qui blesse la nature sans l’atteindre
en elle-même, est évoqué de la façon suivante : «
Adam et Eve reconnurent qu’ils étaient nus. Leurs yeux s’ouvrirent à
tous deux, ils entrelacèrent des feuilles de figuier et s’en firent de
quoi se couvrir et ils se retirèrent au milieu des arbres du paradis pour
se cacher de devant la Face du Seigneur ». Pudeur : l’indice d’une
atteinte secrète, qui ne modifie pas la nature, mais la révèle comme
toujours prête à déchoir ! La nature est indemne, mais elle est
fragilisée...
On
doit aussi souligner combien l’hypothèse des limbes honore la liberté
de l’homme et sa capacité à mériter : sans un acte de sa liberté, l’homme
ne peut être associé à la vie divine. Dans le cas où un petit enfant
meurt baptisé, sans avoir pu produire un seul acte libre, on peut penser
que c’est l’acte libre des parents, offrant leur enfant à l’eau
sainte du baptême qui se trouve sanctifié, en vertu de cette très
mystérieuse solidarité des membres du corps mystique que l’on appelle «
communion des saints ». Thomas semble l’indiquer dans le passage
que nous avons cité. Cajétan
a fait de cette suggestion une thèse théologique (In IIIam Q68 a3), en
faveur de laquelle il invoque la Tradition. Le baptême étant le
sacrement de la foi, c’est bien la foi des parents qui est honorée par
Dieu, lorsqu’Il donne sa grâce et sa vie à des enfants qui n’ont pas
l’âge de raison : « Apud veteres,
fides parentis erat proprium remedium parvulorum ». S’opposant à Luther,
Cajétan insiste sur cette dimension de la liberté humaine et du mérite,
comme indispensable réponse de l’homme à l’invitation divine. Si
cette réponse humaine est absolument impossible, comme dans le cas des
enfants non chrétiens morts sans baptême, le bonheur naturel des limbes,
explique saint Thomas, remplace la vision béatifique, sans que cette
substitution soit subjectivement ressentie par l’enfant mort sans
baptême comme une privation pénible.
Mais,
dira-t-on, d’où viennent les limbes? Est-ce de manière parfaitement
arbitraire que les théologiens du XIIIème siècle les ont exhumés dans
leurs Traités ?
Si
l’on suit saint Thomas dans le Livre des Sentences, on comprend que le raisonnement des docteurs
est ancré dans la doctrine la plus solide, celle du Credo. Lorsque nous affirmons qu’entre sa Passion et sa
Résurrection, le Christ est descendu «
aux Enfers », c’est des limbes dont nous parlons. Nous désignons
par ce mot « Enfers » employé
au pluriel le même lieu spirituel. Certes, dans le Credo,
ce lieu, que les Evangiles nomment aussi de manière très poétique le
sein d’Abraham, renferme tous ceux qui ont attendu la victoire du
Christ. Le Christ descendant aux Enfers va chercher les justes, qui ayant
vaincu le mal par la foi, attendent leur récompense. Mais qu’est-ce que
les limbes, sinon ce lieu intermédiaire entre le Paradis glorieux et la
Géhenne de feu. Voici ce que dit le Docteur angélique : «
Les limbes où les pères ont attendu le Christ diffèrent des limbes où
sont les enfants morts sans baptême quant à la qualité de la
récompense. Mais quant à la situation du lieu, on peut croire avec une
réelle probabilité qu’il s’agit du même lieu ». Les pères ont
attendu le Christ ; les enfants morts sans baptême ne l’attendent pas
et il ne leur manque pas. Mais il s’agit bien du même espace
intermédiaire, du même entre-deux. C’est la doctrine la plus assurée
qui nous parle de cet Entre-deux, même si le Credo n’approprie pas
explicitement ce lieu aux enfants morts sans baptême.
Si
l’on supprime les limbes c’est pour s’orienter vers cette
solution du salut universel, du salut
donné sans contrepartie
Quelle
autre possibilité spéculative possédons-nous que cette robuste et très
catholique pensée des limbes ?
Il
y a bien le système de saint Augustin, que sa controverse
antipélasgienne a beaucoup durci. L’évêque d’Hippone n’admet pas
qu’il existe une possibilité de destin intermédiaire entre le Ciel et
l’Enfer. C’est du reste la raison pour laquelle il insiste
énormément sur la nécessité du baptême des enfants. S’ils ne
reçoivent pas l’eau du baptême, les enfants participent de la Massa
damnata : la masse des damnés. Cette théorie est largement
abandonnée.
Il
existe une autre possibilité, symétrique, celle que porte plus ou moins
clairement dans son texte même le concile Vatican II, celle du salut
universel. Dans cette perspective récente, le salut est donné
antérieurement à tout acte libre : l’homme n’a pas à l’accepter
ou à le refuser. Le salut lui est donné. Ainsi la prédestination de l’humanité
est totale. Dans le sens du Bien. Lorsque saint Paul nous recommandait : « Faites votre salut avec crainte et tremblement », il n’avait
sans doute pas envisagé que le salut soit pour l’homme une sorte de
bonus qui s’affiche automatiquement au tableau à la fin de l’exercice.
Il
est clair que si l’on supprime les limbes aujourd’hui, c’est pour s’orienter
vers cette solution du salut universel, du salut donné sans contrepartie.
Ainsi on fait fi de la nature humaine de sa complexité et de son
attirance vers le mal... Imaginer que l’histoire morale et spirituelle
de notre monde se soldera par un gigantesque happy
end, il me semble que c’est tout simplement transformer le
christianisme en une histoire à l’eau de rose, où décidément tout
est bien qui finit bien.
Cette
théologie sans limbe n’est pas digne de l’homme et de sa liberté, qu’elle
viole. Elle n’est pas crédible, parce que la vie dans le monde réel n’est
jamais semblable à un conte pour enfants sages, où, à la fin des fins
tout le monde est gentil. Surtout cette théologie sans limbes rend le
surnaturel naturel. C’était un objet de grâce et d’amour. Cela
pourrait bien devenir un sujet de revendication sur un air bien connu :
halte à la discrimination, tous égaux devant le salut !
Si
on adopte une théologie sans limbes aujourd’hui, on peut dire d’ores
et déjà que le christianisme – religion de salut – aura vécu, s’étant
proclamé lui-même sans utilité, sans incidence sur le destin –
heureux, forcément heureux – de l’humanité. |