Aujourd’hui,
tout ce que la France compte de politiciens professionnels, de
politologues de comptoir et de docteur ès lieux communs retient son
souffle. La redoutable question est posée. Réfléchissez bien avant de
donner votre avis. Selon votre réponse, vous serez immédiatement
précipité dans l’enfer des cléricaux, voué aux gémonies par tout ce
que notre pays compte de dévots, où, au contraire, on saluera notre
avancement sur la voie de la sainteté, une sainteté toute laïque, cela
va sans dire. Réfléchissez donc avant de dire que, à votre humble avis,
la Turquie n’est pas une nation européenne et ne doit donc pas entrer
dans l’Union européenne.
L’affaire
est véritablement religieuse. D’un côté se trouvent les réprouvés,
ceux qui veulent que l’Europe demeure «
un club chrétien», et se souviennent un peu trop de la bataille de
Lépante, sans oublier la « Reconquista espagnole ». Ceux-là sont visiblement des partisans
du fameux «choc des civilisations», sans doute des racistes inavoués ou
des nostalgiques honteux de l’Occident chrétien. De l’autre, voici
les purs, les élus, ceux pour qui la seule religion qui vaille est celle
de l’Autre, les kantiens de supermarché que la seule évocation des
racines chrétiennes de l’Europe fait couiner comme des rats pris au
piège.
La
géographie, sans parler de la géopolitique, ne perturbe guère nos bien
pensants. Peu leur chaut que l’essentiel du territoire turc se trouve en
Asie (même mineure), du moment qu’Istanbul se trouve de ce côté-ci du
Bosphore. Le fait que la Turquie, étant donné ses frontières, soit
intimement mêlée aux turbulences d’un Proche-Orient hautement explosif
ne les effraie pas plus que cela.
Quant
à l’histoire, peu leur importe que ce qui reste de l’Empire ottoman
se soit construit pendant des siècles, en luttant contre l’Europe
chrétienne. Peu importe que les splendeurs d’Istanbul proviennent
essentiellement du pillage à grande échelle des rivages de la
Méditerranée, que, jusqu’au XIXe siècle, les harems se soient remplis
d’Européennes kidnappées et vendues comme du bétail (une politique de
métissage avant la lettre, sans doute). Peu importe enfin que la
colonisation turque ait été jusqu’au bout mille fois plus cruelle que
la française ou la britannique. On jettera de même un voile pudique sur
le génocide arménien, encore nié contre toute évidence du côté d’Ankara.
La
Turquie n’est pas un pays chrétien ? Tant mieux, voilà une bonne
façon de tordre le cou définitivement à l’hydre chrétienne qui ne
désarme pas. Et puis, c’est bien connu, l’Islam a toujours été du
côté des Lumières, contre l’obscurantisme chrétien, celui des
croisés et de l’Inquisition (sans oublier Saint Thomas
d’Aquin et Duns Scot).
Quoi qu’on dise (pour parler comme Trissotin), en dépit de l’histoire
et de la géographie, la Turquie est européenne parce qu’elle doit l’être,
et elle doit l’être rien que pour embêter monsieur du pape.
Une
majorité de Français refuse l’entrée de la Turquie dans l’Europe ?
Peu importe, un vague débat parlementaire sans vote ni conséquences
règlera le problème. Il s’agit de ne pas déplaire à l’ambassadeur
de la Sublime Porte. Pour faire bonne mesure, on pense même interdire la «
turquerie » du « Bourgeois gentilhomme », qui brocarde éhontément le Prophète,
sans parler de ce monologue du «
Mariage de Figaro » où le personnage principal ose s’en prendre à
ces «princes mahométans, dont pas
un, je crois, ne sait lire, et qui nous meurtrissent l’omoplate, en nous
disant : chiens de chrétiens ».
Décidément,
l’Europe qu’on nous propose a un terrible petit arrière-goût de club
anti-chrétien.
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