Cela
fait maintenant plus d’un quart de siècle qu’il dirige pour le
meilleur et pour le pire la barque de saint Pierre. Jean Paul II est
devenu pape le 16 octobre 1978, il a écrit des dizaines de milliers de
pages, il a parcouru des centaines de milliers de kilomètres, comme s’il
voulait s’approcher de tous et de chacun. Et pourtant, même lorsqu’il
semble se confier à cœur ouvert, cet homme demeure une énigme. Son
dernier ouvrage, aux accents de testament, Levez-vous ! Allons ! ne nous
apprendra pas grand chose de plus sur ce géant spirituel. Il aurait pu
appeler ce livre : Mémoires d’évêque, puisqu’il nous y entretient
avant tout de son ministère comme évêque de Cracovie, entre 1959 et
1979. Mais plus il prend le ton de la confidence, moins il nous en dit sur
sa vie intérieure, sur ses motivations et sur ses choix.
Jean
Paul II avoue qu’il n’a jamais aimé gouverner
On
trouve tout de même, au cours de ces pages, un aveu important.
Jean
Paul II avoue qu’il n’a jamais aimé gouverner : « Je dois peut-être
me reprocher de n’avoir pas suffisamment cherché à commander »,
note-t-il. Mais il ajoute : « Je pense toutefois que j’ai pris toutes
les décisions nécessaires » (pp. 52-53)... Il est frappant de constater
que c’est aujourd’hui ce que l’on reproche communément à “l’ère
Jean Paul II” : le pape a réalisé de prodigieuses manifestations
publiques. Il a beaucoup fait pour le prestige extérieur de l’Eglise
catholique. Mais en même temps, il a trop souvent paru se désintéresser
de la gestion du troupeau, se contentant de choisir avec attention
quelques personnalités fortes pour incarner dans chaque nation le
renouveau qu’il avait programmé. La force et la faiblesse de son oeuvre
se retrouvent certainement en creux dans cet aveu, qui sonne comme une
véritable confession.
Tout
se passe en effet comme si le pape avait souhaité avant tout tenir la
balance égale entre sa droite et sa gauche et faire en sorte qu’un
courant ne l’emporte jamais sur l’autre... Sa seule boussole, à
travers les tentations contraires, aura été, il le reconnaît, le
concile Vatican II. Et, selon lui, le but de Vatican II est de parvenir à
un mixte efficace entre traditions et modernité : « Les saines
traditions favorisent l’audace commune de l’imagination et de la
pensée et une vision ouverte sur l’avenir ». « C’est dans le riche
humus de la tradition que se nourrit la culture qui cimente la
convivialité entre les citoyens » (p. 159). Cet idéal d’une Tradition
revisitée par la modernité ou d’une modernité enfin située dans la
Tradition, c’est sans doute la clef de son pontificat. On peut
remarquer, à cet égard, combien Jean Paul II est proche de Jean XXIII.
On constate chez l’un et chez l’autre un goût profond et non feint
pour les dévotions traditionnelles, pour les formes héritées du passé.
Et en même temps, l’audace de leur conception nouvelle surprend parfois
même les plus progressistes. Jean XXIII a introduit cet instrument de
dissociation et de destruction qui est la distinction entre le fond et la
forme du message chrétien. Au début du Concile, à la sortie de la
mémorable séance d’ouverture, où ces mots avaient été prononcés,
le 11 octobre 1962, le père Congar qui n’était pas un modéré
pourtant, avouait : « On avait du mal à en croire nos oreilles ».
De
la même façon, Jean Paul II a souvent surpris sur sa gauche, en
particulier dans ses conceptions oecuméniques et dans certaines de ses
prises de position politiques. Dans un texte mémorable du 2 novembre
1993, ne se déclarait-il pas favorable à une lecture humaniste de Karl
Marx ? cette ambition d’effectuer la synthèse entre les formes de la
Tradition et le mouvement de la modernité évoque irrésistiblement la
dialectique hégélienne. Pourquoi glissai-je ce nom de Hegel ? Parce qu’il
y a dans la méthode de Jean Paul II quelque chose d’ouvertement
dialectique. Jean Paul II n’a pas été, comme Paul VI, la fleur des
fleurs (flos florum) de la prophétie de Malachie, « le pape écartelé
» dont parle Yves Chiron, « notre cher Hamlet » comme disait Pie XII
dont il fut l’un des principaux collaborateurs. Paul VI a voulu ne pas
choisir, parce que, pris dans la tempête conciliaire, il ne savait plus
ce qu’il devait faire. Au contraire, Jean Paul II est le pape qui,
consciemment, choisit de ne pas choisir, parce qu’il choisit tout,
certain qu’une dynamique naîtra de la dialectique qu’il instaure
savamment entre tradition et modernité.
Une
synthèse entre tradition et modernité
Etrange
projet de ce mystérieux Janus aux deux visages, champion de la
modernité, héraut de la Tradition. Peut-être est-ce sa contribution au
concile Vatican II qui éclaire le mieux sa véritable personnalité. Il y
revient en quelques mots dans son dernier livre : « Un Français avec
lequel j’eus des liens d’amitié fut le théologien jésuite Henri de
Lubac, que j’ai créé cardinal, des années plus tard. Le concile fut
une période privilégiée pour faire la connaissance d’évêques et de
théologiens, spécialement dans les diverses commissions. Lorsqu’on
aborda le schéma 13 (qui devint ensuite la Constitution pastorale sur l’Eglise
dans le monde de ce temps Gaudium et spes) et que je parlai du
personnalisme, le Père de Lubac vint me trouver et me dit : “oui, oui,
oui, dans cette direction”. il m’encourageait ainsi, et c’était une
chose particulièrement importante pour moi : j’étais en effet
relativement jeune » (pp. 148-149). Le personnalisme fournit-il une clef
pour comprendre la doctrine de Jean Paul II ? C’est en tout cas un des
systèmes qui effectue cette synthèse entre tradition et modernité que
le pape appelle de ses vœux.
Il
me semble que la question, que l’on ne va pas tarder à devoir se poser
: que penser du pontificat de Jean Paul II ? devrait être
explicitée ou doublée par cette autre question : peut-on faire confiance
aux lois de la dialectique pour que croisse une tradition vivante ?
Peut-on envisager l’histoire de l’Eglise sur le mode d’une « Eglise
qui se fait histoire » (card. Hamao), c’est-à-dire qui vit
successivement dans son enveloppe terrestre les phases alternées de la
thèse, de l’antithèse et de la synthèse ? Evidemment la réponse est
dans la question. |