En
un sens, l'affaire Mel
Gibson est
encourageante : malgré
les intimidations, les menaces, les procès d'intention
de toutes sortes, la Passion du Christ, non
seulement a pu sortir sur les écrans américains, mais encore a suscité
une telle attente du public qu'il a battu des records d'audience,
engrangeant plus de vingt-six millions de dollars dès le premier
jour. Si la France est longtemps restée un des rares pays où aucun
distributeur n'a voulu se compromettre avec ce film lépreux, dès
le dimanche 29 février, ce triomphe commercial avait ramené les
puissances d'iniquités à une attitude plus évangélique, et Icon productions,
la société de Mel Gibson, pouvait annoncer que le film sortirait
en France dans la première quinzaine d'avril.
Mais
il ne faut pas se dissimuler pour autant que les conditions de
ce succès sont en même temps très inquiétantes pour notre capacité
à proclamer la foi catholique dans les pays dits démocratiques. Car
l'extraordinaire opposition rencontrée par un film qui, si l'on en croit
les témoins de bonne foi, ne fait que retranscrire, avec son style
particulier, ce même témoignage évangélique qui a inspiré la plupart
des adaptations cinématographiques précédentes sans jamais
choquer personne, est un formidable révélateur de la perte de
liberté de parole que l'Eglise a subie en une quarantaine d'années,
mise en examen que le pontificat conquérant de Jean-Paul
II ne
semble pas avoir permis de freiner. L'histoire retiendra peut-être que le
terme de ce pontificat qui se voulait de « nouvelle évangélisation»
aura vu un cinéaste catholique accusé d'antisémitisme pour être resté
fidèle aux Ecritures, tout en se voyant contraint de retirer de son film
la phrase de Matthieu XXVII 25 : « Que son sang soit sur
nous et sur nos enfants ! »
A
tous points de vue, cette polémique est exemplaire. Pour nous d'autant
plus que c'est le traditionalisme de Mel Gibson qui a mis le
feu aux poudres, suscitant la suspicion et l'animosité des détracteurs
du film avant même l'épisode du vol d'un brouillon du scénario,
qui a permis des attaques plus concrètes. Dès l'abord, Mel Gibson,
par son attachement à la tradition catholique et son rejet de Vatican
II, était suspect d'antisémitisme et sommé de bien vouloir soumettre
son scénario, pour modifications et approbation, à un comité
d'experts autoproclamés, de différentes religions. Défenseur du film,
le rabbin Daniel
Lapin a
pu dénoncer la prétention de certains de ses coreligionnaires à « rééduquer
les chrétiens en matière de
théologie et d'histoire chrétiennes ».
Et Mgr Chaput, archevêque de
Denver : « Je pense que quelques membres de la communauté juive
ont estimé que toute représentation de la Passion, quelle qu'elle
soit, suscite automatiquement l'antisémitisme. »
Plus largement, cette crise est révélatrice d'un œcuménisme qui se
comprend comme
un droit de regard des autres religions sur l'affirmation et le contenu
de la foi catholique, bien entendu sans la moindre réciprocité.
Le
vol du scénario, puis d'une copie de travail du film, témoignant
d'un climat révolutionnaire où tous les coups sont permis contre
les ennemis supposés de la liberté, ont eu un effet pervers en obligeant
l'épiscopat américain, un temps complice de cette police des
arrière-pensées, à plus de prudence. Mais l'affaire a souvent confirmé
la pusillanimité de la hiérarchie catholique et sa promptitude à
donner raison à ses adversaires, comme en témoigne encore l'imbroglio
autour de la déclaration de Jean-Paul II au sortir du film : « C'est
comme ça a été », rendue publique avant d'être démentie,
alors qu'il semble l'avoir effectivement prononcée. Même si certains prélats, au premier rang desquels Mgr Castrillon
de
Hoyos ou
Mgr Chaput,
ont
défendu avec courage un film contre
lequel se multipliaient les entreprises de déstabilisation.
Victime
d'une cabale capable d'organiser une manifestation contre
un film inachevé six mois avant sa sortie, Mel Gibson s'est vu
classiquement accusé d'avoir organisé la polémique pour assurer
la promotion de son film : procédé révolutionnaire classique destiné
à transformer la victime en coupable, l'innocent en cynique prêt à
tout.
Autre
procédé classique d'intimidation : l'amalgame. Mel Gibson
a un père censément antisémite et sectaire, donc il est lui-même antijuif
et schismatique. Principal journal « d'information » français, le Monde
n'aura pas été avare en ce domaine en approximations, à peu près et
erreurs flagrantes sur des points pourtant aisément
vérifiables. Comme si, quand il s'agit d'« intégristes », la rigueur
la plus élémentaire n'était plus de mise puisque tout ce qu'on
pourra dire de plus horrible les concernant sera toujours en deçà
de la vérité... Le 11 février encore, deux semaines avant la sortie
de la Passion, le bon Henri
Tincq pouvait
s'y distinguer en affirmant,
purement gratuitement puisqu'il n'avait pas vu le film, que
celui-ci était tout entier « construit autour du "serment du sang"
»... qui n'y figure finalement pas !
En
fin de compte, de quoi Mel Gibson est-il coupable aux yeux de
ses détracteurs ? De ne pas avoir adopté leur vision d'une crucifixion
qui serait une affaire de pure juridiction romaine, dénuée de sauvagerie
populacière, et ne concernant en rien les juifs - pas même du
côté des victimes, puisqu'ils semblent oublier que Jésus, sa mère et
ses disciples étaient tout aussi juifs que Caïphe et Judas. Qu'importé
si ce n'est tout simplement pas la version des Evangiles. Mais peut-on
encore se référer à ceux-ci quand Newsweek, qui fit sa couverture
sur le film, les décrit comme un brûlot polémique, et que pour
la plupart de nos contemporains et certains responsables ecclésiastiques
mêmes, la foi n'est plus une affaire de témoignage apostolique, mais
de relecture personnelle ?
Laissons
le mot de la fin à Mgr Chaput : « Proclamer clairement
notre foi que Jésus est le Messie (...)
c'est quelque chose que nous avons le devoir de faire (...)
lime semble que la précipitation avec laquelle
on a jugé le film, avant même qu 'il soit terminé, était un acte
d'intimidation visant à interdire aux chrétiens défaire ce qu 'ils doivent
faire. »
Si Mel Gibson a réussi à passer outre, c'est certes grâce
à sa foi et à sa ténacité, mais aussi parce qu'il est l'un des plus populaires
acteurs d'Hollywood, et qu'il a pu financer sur sa cassette personnelle,
à hauteur de trente millions de dollars, ce film dont
personne ne voulait. L'Eglise saura-t-elle sanctuariser cette brèche si
généreusement ouverte avant qu'elle ne se referme ? |