L'auteur
du Cheval rouge est là devant moi, au sous-sol des éditions de l'Age
d'homme, avec Vladimir Dimitriévitch, son éditeur. Choisissant ses mots
l'un après l'autre, il parle un français lent mais extrêmement précis.
Encouragé par le succès inespéré rencontré par ce roman de plus de
mille pages auprès du public français, François Livi, son traducteur,
vient de publier dans notre langue un autre texte de Corti, paru pour la
première fois en Italie dès 1947, et intitulé La plupart ne reviendront
plus. Fascinant document sur la retraite de l'armée italienne dans le
terrible hiver russe, ce journal de guerre signé par un des plus grands
romanciers vivants, constitue une prodigieuse leçon de vie.
Eugenio
Corti, votre œuvre tourne tout entière autour de la Deuxième Guerre
mondiale, que vous avez faite d'abord sur le front de l'Est dans l'armée
italienne, qui participait à l'offensive allemande contre Staline et
puis, ensuite, du côté des alliés, au Mont Cassin... Mais dans le même
temps, vous vous définissez vous-même comme "un romancier
catholique"... N'est-ce pas un peu contradictoire d'être un homme de
guerre catholique ?
Non
pas du tout ! On peut dire que « je viens de h guerre »... J'avais
une forme d'esprit préparée par et dans le christianisme. Mais la guerre
a renforcé extraordinairement cette forme d'esprit, je me suis confirmé
dans la vision chrétienne, pendant la guerre, et je conserve cette
vision, priant Dieu que je ne la perde pas... Vous savez lorsque saint
Paul déclare fièrement : « J'ai combattu le bon combat, j'ai achevé
ma course, j'ai gardé la foi », on sent bien que lui-même aurait pu
la perdre, cette foi... Alors nous...
Selon
vous, la foi se perd en Europe...
J'avais
des amis dont je pensais qu'il était absolument impossible qu'ils perdent
la foi. Eh bien ! Aujourd'hui, ils ne l'ont plus, à cause des idées
modernes. Maritain ! Maritain a apporté au monde chrétien une ouverture
terrible vers les erreurs modernes. A partir de son livre Humanisme
intégral (publié en 1944 NDLR), son œuvre - encore plus importante
en Italie qu'en France peut-être - est un concentré d'erreurs, une
ouverture au marxisme, au communisme et à la philosophie radicale. Cela a
constitué un vrai désastre pour le monde catholique chez nous...
J'ai
lu que vous pensiez qu'aujourd'hui la révolution viendrait plutôt de
Freud ?
Je
pensais effectivement qu'après la chute de Lénine, le grand danger pour
l'humanité pouvait venir de freud. Mais je me rends compte aujourd'hui
que le marxisme n'est pal fini. Le stalinisme est fini, le stalinisme qui
donnait la mort à ceux qui ne voulaient pas de lui. Cela a été une
grande libération pour l'humanité. Mais pas une libération définitive.
Aujourd'hui il existe un nouveau communisme qui est en expansion dans le
monde entier. Gramsci (théoricien italien du communisme NDLR) avait
compris cela avant tout le monde : il expliquait que le développement du
communisme venait et viendrait non pas de la classe ouvrière comme
Lénine le pensait encore, mais de la classe supérieure. Ce sont les
intellectuels qui diffusent le communisme. Depuis la fin du Moyen Age,
remarquait Gramsci, le progrès du communisme est toujours le fait des
intellectuels. Actuellement, avec le développement du Politiquement
correct, le nouveau communisme ne condamne plus les opposants à la mort
physique, mais au moins les condamne-t-il à la mort civile...
Qu'appelez-vous
"politiquement correct" ?
On
pourrait dire beaucoup de choses de cela, mais si l'on voulait résumer il
faudrait dire que le politiquement correct est devenu quelque chose qui
porte à la mort civile tous ceux qui ne sont pas pour la proclamation de
la mort de Dieu...
Vous
opposez souvent dans votre œuvre la civilisation et la barbarie.
Qu'entendez-vous par là ?
Pour
répondre à une telle question, il importe d'être complet. Pour moi, la
civilisation est née à Athènes, puis elle s'est développée à Rome,
au cours du Moyen Age chrétien et enfin dans les nations de l'Occident
moderne. La route du développement de la civilisation est là. L'unique
lieu où il y a liberté parmi les hommes est là, et, vous le remarquez,
l'origine n'est pas chrétienne.
Les
Grecs sont partis de la beauté. Pour édifier leur société, ils n'ont
pas suivi la route de l'économie. C'est pour cela qu'ils ont pu bâtir
quelque chose où il y a la liberté des hommes. Les Romains ont diffusé
les découvertes des Grecs dans tout l'Oikouméné d'alors et ce
développement a perduré durant tout le Moyen Age chrétien...
Quel
est l'apport propre du christianisme à la civilisation ?
L'apport
majoritaire du christianisme à la civilisation, ce fut la liberté des
femmes et l'affranchissement des esclaves. La grande civilisation
gréco-romaine voyait les femmes en position servile et on ne serait
jamais sorti de cet état d'esprit sans le christianisme. La révélation
de Dieu nous a enseigné que toute la création est le produit d'un acte
gratuit de Dieu, et, à la tête de la création, il y a le genre humain.
Tous les hommes sont donc dignes de la plus grande considération, parce
que Dieu, en les créant, les a choisis et les a aimés.
A
partir de quand selon vous l'histoire entre-t-elle en involution ?
Certains contre-révolutionnaires font remonter la régression à la
Renaissance...
C'est
totalement faux : la Renaissance est chrétienne ! Regardez en Italie ces
trois grands artistes, sommet de la civilisation, Raphaël, Léonard de
Vinci et Michel-Ange : ce sont des chrétiens. Leur art est un art
chrétien, qui poursuit l'élan de l'art médiéval.
Mais
d'où vient la barbarie du XXème siècle ?
Parmi
les nations de l'Occident moderne, nous en avons deux, au XXeme
siècle, qui, officiellement, ont fait de la déchristianisation un
programme, l'Allemagne et la Russie. Et c'est par ces deux nations que
nous avons assisté à un retour de la barbarie, une réapparition de
l'esclavage, avec un nombre énorme de tués. Durant la guerre, nos jeunes
soldats italiens, en voyant les Allemands, ressentaient cette impression
de barbarie. Attention : je ne dis pas que le simple soldat allemand
était un barbare. On ne peut pas coller le discours du mal absolu à tout
un peuple. La barbarie était dans l'esprit, c'était l'esprit nazi ou
l'esprit communiste... Quant au fascisme italien, ce n'était pas quelque
chose d'enthousiasmant, mais ce n'était pas la barbarie...
Alors
la barbarie...
La
barbarie, c'est le reniement de tout ce qui fait progresser l'homme. Il y
a plusieurs manières de renier, il y a des petites barbaries et des
grandes barbaries. Il faut toujours aller du côté de la vérité, il
faut aller vers ce qui nous rend libres. La route de l'homme est déjà
tracée : elle mène à Dieu. |