Le
11 décembre 2003, la Commission de réflexion sur l'application du
principe de laïcité dans la République a remis son rapport ; le 17
décembre suivant, le président Chirac en avalisait la plupart des
conclusions. Il proposait que l'on fasse une loi pour interdire aux filles
de porter le voile islamique à l'école. Il ne pouvait se résoudre
néanmoins à suivre les "sages" qui lui conseillaient
d'instaurer - pour tous les Français - une fête de l'Aïd-el-Kébir
(égorgement rituel du mouton chez les musulmans) et une fête de Kippour
(le grand pardon juif). Comment justifie-t-il son refus ? Il évoque «
la diversité des croyances dans cette vieille terre de chrétienté ». Oui,
vous avez bien lu. Oh ! C'est au détour d'une phrase, mais la France est
bel et bien qualifiée par notre président de « vieille terre de
chrétienté ». Dans le Rapport Stasi, en lisant bien, on
trouve une allusion similaire : « Il ne s'agit pas de remettre en
cause la place historique que tiennent la culture et les confessions
chrétiennes dans la société » (p. 60). On ne parlait pas ainsi au
début du XXème siècle dans les cénacles républicains.
L'article 2 de la loi de 1905 était catégorique : « La République
ne reconnaît aucun culte ». Il n'est pas mauvais qu'un siècle plus
tard, cette même République reconnaisse l'importance historique du
christianisme : les sages, ce disant, sont sur la bonne voie.
Malheureusement, cette remarque est loin de constituer une ligne de force
de leur propos. Il faut attendre 60 pages bien tassées pour qu'ils
s'avisent du fait !
C'est
la laïcité qui se dévoile...
Quelle
est la perspective de ces sages ? Quelle est leur vision politique de la
laïcité ? Le titre de leur Rapport l'indique : il s'agit d'ériger la
laïcité en principe. Pas seulement en principe constitutionnel : cela a
déjà été affirmé dans le préambule des constitutions de la IVème
et de la Vème République. Selon nos experts, la laïcité
n'est pas seulement le moyen d'une sorte d’hygiène politique, garantissant
la paix civile par la neutralité de l'Etat. C'est bien plus que cela : la
laïcité, à les entendre, devient un principe social. « Elle traduit
une conception du bien commun » (p. 7). « L'ensemble des
composantes de la société se rallie au pacte laïc » (p. 10). «
C'est une valeur, partagée par tous au sein du pacte républicain » (p.
10). En le défendant « l'Etat permet la consolidation de valeurs
communes qui fondent le lien social dans ce pays », « l'Etat défend les
valeurs communes de la société dont il est issu » (p. 13). «
La laïcité peut être le levain de l'intégration de tous dans la
société » (p. 16).
Ces
formules répétitives doivent être expliquées. Un peu de philosophie
politique ne ferait pas de mal, mais malheureusement ce n'est pas ici le
lieu de philosopher. Prenons les choses autrement. Cette image par exemple
: la laïcité est un levain d'intégration, elle ne vous rappelle rien ?
Incontestablement, elle provient de l'Evangile. Le Christ exhortait ses
disciples à devenir le sel de la terre ou le levain qui fait lever la
pâte humaine. Approprier cette image du levain à la laïcité, ce n'est
pas un simple larcin sans importance. Cela signifie que la modernité doit
vivre à l'heure d'une sorte d'évangile Me, créateur de lien social et
garant de paix civile. Dans l'esprit des sages, la laïcité a
remplacé la chrétienté. Aux mêmes conditions. On n'ose pas encore
parler de religion civile, mais lorsqu'on dit et répète que la laïcité
dessine et dessine seule l'ébauche de nos valeurs communes, on se trouve
tout près de cette bonne vieille idée républicaine, que Rousseau
naguère voulut réhabiliter. Oui, il s'agit de nous imposer une sorte de
dogme commun, dans lequel tous les Français, quelle que soit leur
origine, quelles que soient leurs pratiques religieuses, puissent se
retrouver - ensemble.
Quel
est ce dogme, direz-vous ? Les rédacteurs du Rapport n'ont pas été
très bavards là-dessus. Ils ont dit et répété que la laïcité,
aujourd'hui « ne se réduisait pas à la neutralité de l'Etat » (p.
10). L'Etat laïc n'est pas neutre, en effet, puisqu'il doit défendre la
liberté des individus vis-à-vis de toutes les traditions religieuses.
Entre ces deux impératifs, l'impératif de la neutralité de l'Etat, qui
traditionnellement définit la laïcité et l'impératif de l'éducation
du citoyen à la liberté de conscience, qui s'impose aujourd'hui au
législateur, « l'articulation est délicate » (p. 25).
Cette
problématique est vieille comme la Révolution française, elle remonte
même sans doute aux sociniens, aux arminiens et aux remontrants, elle
exprime la crise de la conscience européenne que l'on peut faire remonter
à la fin du XVIIème siècle. Mais elle n'a rien à voir avec la Loi de
1905. Jamais il n'a été question, en 1905, d'assurer positivement la
liberté individuelle comme base nouvelle de toutes les valeurs
religieuses. La loi de 1905 ne s'en prend pas aux personnes, elle ne
prétend pas assurer l'éducation du citoyen. C'est une loi qui privatise
les religions. Point c'est tout.
Si
l'on suit les sages, on sacrifie la lettre de cette loi de 1905 et l'on
s'oriente vers une laïcité agressive, qui se réserverait à
elle-même le monopole de la vérité.
Voici
du reste, comment les sages énoncent ce monopole : « Chacun doit
pouvoir, dans une société laïque, prendre de la distance vis-à-vis de
la Tradition. Il n'y a là aucun reniement de soi mais un mouvement
individuel de liberté, permettant de se définir par rapport à ses
références culturelles ou spirituelles, sans y être assujetti » (p.
15). Le voilà le nouveau dogme ! Distance de tous et de chacun vis-à-vis
de la tradition religieuse d'origine ! Il sera loisible, désormais, de «
se définir par rapport à ses références culturelles ou spirituelles
», mais il sera interdit de se laisser définir par elles. Il faudra
placer avant la vérité religieuse, la liberté du choix, qui autorise
toutes les références du moment qu'elles sont le fruit d'un libre examen
individuel. Effectivement, un Etat qui professe une telle idéologie et
qui veut en faire « l'une des composantes du pacte social » n'est pas un
Etat neutre. Au moins les sages ont-ils eu l'honnêteté de le
reconnaître.
Les
raisons de la dégradation de la situation
Comment
expliquer une telle dérive ? « Les raisons de la dégradation de la
situation n'ont pas besoin d'être rappelées » note Bernard Stasi,
en introduction au Rapport qu'il a remis au président. Il les
détaille tout de même, en énumérant « les difficultés de
l'intégration de ceux qui sont arrivés sur le territoire national au
cours des dernières décennies, les conditions de vie dans de nombreuses
banlieues de nos villes, le chômage, le sentiment éprouvé par beaucoup
de ceux qui habitent sur notre territoire d'être l'objet de
discriminations, voire d'être rejetés en dehors de la communauté
nationale, (tout cela) explique qu 'ils prêtent une oreille
bienveillante à ceux qui les incitent à combattre ce que nous appelons,
nous, les valeurs de la République ». Bernard Stasi semble surtout
mettre en cause les réactions des Français de souche pour expliquer les
difficultés de l'intégration, ce qui paraît un peu léger !
De
façon plus précise, le Rapport lui-même note : « L'islam, religion la
plus récemment implantée en France et qui compte de nombreux fidèles,
est parfois présenté comme inconciliable avec la laïcité », même si
les sages se déclarent persuadés que « la culture musulmane peut
trouver dans son histoire les ressources lui permettant de s'accommoder à
un cadre laïc » (p. 14). Le mot n'est pas prononcé, mais il est clair
qu'en orientant les musulmans vers une relecture de leur histoire, la
commission n'hésite pas à envisager la nécessité d'une réforme
intérieure de l'islam, qui lui permette de « s'accommoder à un cadre
laïc ». Les sages offrent en modèle d'intégration laïque l'Église
catholique : cette dernière « craignait avoir tout à perdre. Sa
résignation, son acceptation et finalement son adhésion au cadre laïc
ont été essentielles pour l'apaisement de notre société » (p. 14).
Il
s'agit donc de faire passer la religion musulmane au laminoir de la
laïcité agressive. Que restera-t-il de l'islam après un tel traitement
? Sans doute pas grand-chose, mais peu importe. Seul ce cadre laïc permet
d'imaginer « un espace public que tous peuvent partager » (ibid.)
et au fond c'est bien là la seule chose qui importe en République. Cela
dit, pour imposer à tous cette "laïcisation de l'islam", il
faudra concevoir la laïcité comme offensive, comme fondatrice du pacte
social, comme religion de substitution... Il faudra créer,
immédiatement, au sein de la société, à travers les écoles, les
hôpitaux et même les entreprises, des « sanctuaires de la laïcité »
comme dit le président Chirac dans son discours, des lieux où l'on mette
son identité au placard pour être seulement, tous ensemble « des
fils et des filles de la République, comme le sont tous les enfants de
France » quelle que soit leur origine. Voilà la perspective que nous
offre le pacte républicain : devenir « des fils et des filles de la
République », renforcer la République, faire appel « au plus
profond de notre conscience » pour devenir tous ensemble des
citoyens, découvrant dans « le principe de laïcité le faisceau de
leurs valeurs communes ». Jacques Chirac dépasse ici les
précautions de la Commission Stasi. Pourquoi s'en encombrer ? La
République est en danger, mais c'est la République seule qui nous
sauvera de ce que Chirac nomme pudiquement "le communautarisme"
: « le communautarisme ne saurait être un choix de la France, elle y
perdrait son âme ». Succulente expression dans ce contexte,
lorsqu'on sait que les évêques ne veulent plus l'utiliser dans le
leur... Chirac explique benoîtement que la solution du problème social
actuel, c'est de donner à tous les Français la religion de la
République.
Dévoiler
pour tuer
Et
voilà pourquoi il importe d'interdire le port du voile aux jeunes filles
scolarisées par la République : « L'Ecole est l'instrument par
excellence d'enracinement de l'idée républicaine » ajoute le
président tel saint Jean Bouche d'Or. C'est à l'Ecole que devra
commencer un nouvel enseignement, vraiment libérateur, qui permette à
tous les Français, quelle que soit leur origine, non seulement de vivre
ensemble mais de faire de la laïcité "le principe" préalable
qui organise leur vie et gouverne leurs convictions.
Que
deviennent les religions dans un tel contexte ? Elles ont un accès
réglementé à l'espace public, où les évêques, les pasteurs, les
imams interviennent à titre d'experts ou de consultants en éthique
sociale. Mais elles n'ont plus accès à la société réelle, à
l'école, à l'hôpital, à l'entreprise : « La laïcité est
incompatible avec toute conception de la religion qui souhaiterait
régenter le système social, au nom des principes supposés de celle-ci
» (p. 11). Il est évident que séparer "en principe" les
religions de l'espace social, c'est les tuer, c'est détruire leur champ
d'expression naturel. Et on les tuera d'autant plus efficacement qu'on
leur concédera une place dans quelque commission d'éthique et autres
think tanks purement consultatifs... Et socialement virtuels... |