On
a beaucoup parlé, autour du 16 octobre dernier, des vingt-cinq ans de
l'homme en blanc, qui, à Rome, préside aux destinées d'un milliard de
catholiques. Un quart de siècle de pouvoir personnel. A l'heure où
les individus semblent devoir s'effacer devant les structures, pour en
être de simples représentants, fiers de dire, à la première occasion,
qu'ils sont « responsables mais pas coupables », Jean Paul II,
lui, a fait la démarche inverse. Jamais la papauté n'avait été aussi
médiatisée en la personne même du Pontife. Jamais un pape n'avait ainsi
parcouru le monde pour y porter la bonne parole, effectuant 102 voyages
officiellement recensés, mais aussi plus de 300 visites dans les
paroisses de Rome, qui est, ne l'oublions pas, le diocèse du pape. Le
pontife polonais a prononcé des milliers de discours, il a signé des
centaines de documents sur tous les aspects de la vie de l'Eglise et du
monde. Non seulement, aujourd'hui, il exerce un pouvoir personnel, mais il
le fait "en force", avec une efficacité que l'on ne connaissait
pas à ses prédécesseurs. C'est autour de sa personne que l'on a vu se
produire ce qui restera sans doute comme le plus grand rassemblement de
foules de toute l'histoire de l'humanité : 3,5 millions de personnes
l'ont acclamé, c'était à Manille aux Philippines en 1995. Les "cathopride"
de Jean Paul II ont modifié considérablement l'atmosphère au sein d'une
Eglise que le pontificat de Paul VI
avait
laissée exsangue et doutant d'elle-même.
Les
proportions d'une telle œuvre sont gigantesques, l'homme semble déjà
trop grand pour son siècle. Comment ne pas se perdre dans une existence
aussi bien remplie ? La toute récente biographie de Bernard Lecomte,
publiée chez Gallimard, est appelée à faire date, à cause de son
extrême clarté. Délibérément, l'auteur, ancien journaliste à La
Croix, aujourd'hui rédacteur en chef du Figaro Magazine, a
choisi de traiter du pontificat selon un ordre thématique.
C'est
plus simple de cette façon ! Par ailleurs, le livre se termine sur une
chronologie précise et possède (c'est le moins qu'on puisse faire dans
un cas semblable) un index détaillé. Oh ! On trouvera sans doute
beaucoup plus de détails dans l'énorme travail de George Weigel,
publié en 1999 chez Lattes et qui n'est pas périmé (Jean Paul II,
témoin
de l'espérance). On
trouvera moins de pusillanimité et plus d'idées dans l'œuvre monumentale
du vaticaniste de gauche Luigi Accattoli, parue en français dès 1997
chez Bayard (Jean Paul II, l'homme du siècle).
Mais
la timidité de Bernard Lecomte, perceptible dès qu'on aborde avec lui
certains sujets brûlants, est en quelque sorte à l'image de
l'ambivalence de son héros. Jean Paul II,
c'est
Janus, la guerre et la paix dans un seul personnage, à la fois
conservateur lorsqu'il parle de morale et révolutionnaire lorsqu'il
évoque une Eglise "rajeunie" où la papauté ne serait plus
qu'un ministère d'amour. Le paradoxe de ce pontificat est là :
l'exceptionnelle personnalité du pape, qui brille de tant de dons, ne
doit pas faire oublier que, sous sa houlette, l'Eglise est restée en
quelque sorte au milieu du gué, entre progressisme et traditionalisme,
sans jamais vraiment choisir entre les deux partis qui s'offrent à elle,
entre les deux dynamiques qui pourraient la porter. Le risque ? Un
immobilisme inattendu, pour une gigantesque institution bloquée dans
une position improbable, entre fidélité et ouverture, entre
innovation et conservation, entre ministère universel et exigence du
dogme.
On
peut d'ores et déjà considérer Jean Paul II
comme
un pape de transition... Il appartiendra à son successeur de faire
clairement le choix que Wojtyla n'a
pas fait entre l'héritage dissolvant de Vatican II (vers un
catholicisme mondialisé) et les richesses cachées de la Tradition
catholique (qu'il importera parfois de retrouver). Peut-être faudra-t-il,
pour sortir de l'impasse dans laquelle l'Eglise se trouve actuellement,
sacrifier quelques vieux meubles au Vatican ? Peut-être faudra-t-il
dire leur fait à tels ou tels vieux cardinaux, nostalgiques de la
révolution conciliaire ? Avec, à la clef, de vraies repentances
en perspective...
Si
l'Eglise prenait l'autre chemin qui s'offre à elle, le chemin politique
qu'a esquissé le concile Vatican II, celui de la
"temporalisation" de son message comme disait Jacques
Maritain, alors
elle risque fort de n'être plus qu'une gigantesque ONG spiritualiste au
service de tout l'homme et de tous les hommes... Mgr Kurt
Krenn, l'évêque
de Sankt Pöten en Autriche, l'avait dit nettement, il y a déjà quelques
années dans le mensuel Trente jours : « L'Eglise a-t-elle survécu
parce qu 'elle était une section en faveur des droits de l'homme, même
la plus active et efficace ? Beaucoup le pensent, mais cette vision
conduit inévitablement à conclure que la situation actuelle — une plus
grande liberté et un plus grand respect des droits — signifie qu'elle a
épuisé sa mission, qu'elle ne possède plus aucun attrait et qu'elle est
destinée à perdre beaucoup de fidèles » (Trente jours, nov. 91). |