Cher
monsieur l'abbé. J'ai pris connaissance du long entretien que vous avez
donné à la revue américaine The Wanderer - et dont Présent ne
publie qu'une partie, ce 24 septembre ; je crois que vous cherchez à
provoquer la discussion et c'est dans cet esprit qu'avec affection je vous
écris cette lettre. Je ne me mettrai pas aux côtés de ceux qui vous
insultent et qui ne font même pas l'effort de comprendre votre position,
telle qu'elle s'exprime. Mais je voudrais dire ici les raisons profondes
de notre désaccord temporaire.
J'affirme
que notre désaccord est temporaire, car il ne porte absolument pas sur
les fins de notre action. Je sais que vous êtes resté ce combattant sans
peur auquel le district de France de notre Fraternité Saint-Pie X doit
pratiquement tout ce qu'il est. Je ne crains donc pas que notre opposition
s'éternise, puisque nous avons le même combat pour l'Eglise de Rome,
celui dont vous avez exprimé les termes avec bonheur dans le livre
d'entretiens que j'ai eu la joie de faire avec vous. Notre opposition
risquerait d'être durable si l'un ou l'autre, vous ou moi, cultivions une
obsession schismatique, qui pourrait nous enfermer dans une Eglise
parallèle à l'unique Eglise du Christ. Mais nous nous connaissons assez
l'un l'autre pour être sûrs que nous sommes des enfants du pape de Rome,
entrés en résistance à cause du malheur des temps, tout en étant
restés viscéralement attachés à la vérité et à la beauté de
l'ordre romain, qui est l'ordre divin.
On
ressent, chez les prêtres comme chez les fidèles, une inquiétude
diffuse devant une situation que le long pontificat de Jean Paul II
contribue à rendre comme interminable. Il est normal d'en souffrir ! Nous
ne serions pas catholiques sans cela... L'Eglise se meurt, « l'Eglise
est effondrée » ainsi que le disait le cardinal Lustiger dans son
tout récent discours de rentrée à l'Ecole cathédrale. Nous souffrons
tous de voir que la Parole évangélique, qui est la fécondité même,
semble ne plus pouvoir produire son fruit de grâce dans une société
matérialisée, érotisée, lobotomisée. Imaginer qu'il suffira de
bâcler un «accord pratique» avec Rome pour que cesse la crise ou pour
que se dissipe notre spleen, c'est cultiver un leurre ! Qu'aurions-nous à
gagner si nous rejoignons officiellement le dispositif juridique qui se
nomme lui-même «Eglise conciliaire » ? Des conflits nouveaux
avec des autorités sourcilleuses, soupçonneuses et attachées à nous
nuire les trois quarts du temps ! Une liberté de parole et d'action
inexorablement diminuée dans notre pastorale ! Une couche supplémentaire
de langue de buis dans notre discours ! A Dieu ne plaise !
M.
l'abbé Aulagnier, vous donnez l'impression de balayer d'un revers de main
ces objections (que vous connaissez bien vous-même) en opposant à notre
manque d'enthousiasme ces mots définitifs : « Rome veut tout nous
donner ! Sur un plateau ! Nous serions criminels, nous serions
schismatiques de refuser ainsi les avances de Rome ! »
On
ressent chez les prêtres comme chez les fidèles une inquiétude diffuse
Je
ferai deux réponses très différentes. Voici la première : vous dites
que Rome veut nous donner « tout ». Non ! Rome ne veut pas nous donner
tout. Elle renâcle même à nous donner raison - elle a du mal à nous
laisser nos raisons, dans le combat que nous menons depuis trente ans.
Pourquoi ? Parce qu'elle peine à se donner tort à elle-même dans la
plus terrible crise de son histoire. « Repentance, oui ! Mais pour les
autres, dans le passé. Pas pour nous », disent les Romains. Depuis
1999, lors d'un mémorable Congrès 496, qui rassembla 2000 personnes à
la Mutualité, je répète que le thème de la repentance, qui s'est
introduit dans le discours ecclésial à l'occasion du Jubilé de l'an
2000, est un thème providentiel, pour des temps apocalyptiques. Si
l'Eglise de Rome, d'après le vaticaniste Luigi Accatoli, a fait
aujourd'hui près de 97 déclarations de repentance sur des sujets
différents, on ne voit pas ce qui pourrait l'empêcher d'en faire une sur
les excès du concile Vatican II. Il me semble que ce n'est pas trop
demander que de demander cela. Est-ce demander trop tôt ? Peut-être...
En tout cas nous prenons rendez-vous avec l'histoire... Elle nous donnera
raison un jour ou l'autre, parce que les textes du Concile sont ce qu'ils
sont, et qu'on ne pourra pas indéfiniment se contenter de les mettre sous
le boisseau. Quand on range un cadavre dans un placard, il faut s'attendre
à entendre ce mot de l'Evangile : Jam foetet ! Ça pue !
Deuxième raison, tout aussi fondamentale que la première : Rome nous
donne tout ; nous n'en voulons pas. Pourquoi ?
On
pourrait là aussi parler latin, renvoyer nos lecteurs aux pages rosés du
dictionnaire et s'écrier comme Laocoon devant le cheval de Troie : Timeo
Danaeos et dona ferentes... Mais ce ne serait pas respectueux ! Ce ne
serait pas correct de douter ainsi de la maternité de notre Mère
l'Eglise ! Telle n'est donc pas notre attitude...
On
ne fera pas l'économie de la clarté face au Concile Vatican II
Nous
disons simplement qu'aujourd'hui, lorsque Rome promet, elle n'a pas
forcément les moyens de tenir ses promesses. Regardez les directives
pratiques, qui devaient faire suite à l'encyclique Ecclesia de
Eucharistia. Publiées avant l'heure par tel membre trop zélé de la
Curie, elles risquent bien de ne pas voir le jour. C'est au moins ce que
nous prédit l'Agence Apic... Et si elles finissent par être
promulguées, qui nous dit qu'elles n'auront pas été amputées de tout
ce qui pourrait provoquer trop directement l'ire du clan progressiste. Et,
en admettant qu'elles aient été publiées, quelle autorité les fera
respecter ? Et puis, une question évidemment nous brûle les lèvres :
comment comprendre que dans les éléments que reprend indiscrètement le
mensuel progressiste italien Jésus, pour les publier avant
l'heure, il n'y ait rien sur la messe traditionnelle ? L'Eglise appelle
simplement les fidèles de Vatican II à respecter leur propre discipline,
et cela crée déjà un tollé. Quelle levée de bouclier est à prévoir,
si l'on essaie, en douce, de rétablir ce que le cardinal Hoyos nomme
très bien « le droit de citoyenneté » de la messe dans l'Eglise
de Rome ! Les dysfonctionnements de la structure ecclésiale qui
s'étalent au grand jour à propos de filles enfants de chœur ou
d'applaudissements dans l'église, paraît-il (désormais officiellement
prohibés) risquent d'être multipliés par dix lorsqu'il sera question de
revenir sur le monopole pastoral de la messe de Paul VI, dispositif
essentiel dans l'Eglise de l'Après concile, tout le monde l'a bien
compris.
Tout
ce charivari nous montre qu'on ne fera pas l'économie de la clarté face
au concile Vatican II. Il faut le lire, il faudra le relire ! M. l'abbé,
vous nous dites qu'après les accords, on pourra continuer à «
critiquer sans polémique » ce texte mortifère... Vous nous
certifiez que cela se trouve déjà dans les accords établis entre Rome
et les traditionalistes du diocèse de Campos. Mais que signifie «
critiquer sans polémique » ? Pour moi, la polémique, c'est la
critique, lorsqu'elle s'en prend à des personnes. D faudrait donc nous
abstenir de critiquer tout dignitaire de l'Eglise conciliaire... C'est
difficile. Admettons que cela soit possible. Admettons que nos critiques
se tiennent rigoureusement à la lettre des documents post-conciliaires,
qu'elle soit donc exempte de toute « polémique » au sens où nous
venons de définir ce mot... Je ne crois pas qu'une telle critique soit
envisageable, sans entraîner quelques vigoureux coups de crosses
épiscopaux. Alors... Que Rome commence ! Que la Curie donne l'exemple !
Qu'une repentance ait lieu, si c'est si facile dans le contexte actuel de
critiquer le concile à l'intérieur de l'Eglise conciliaire !
Si
ce n'est pas encore réalisable, il faudra bien nous contenter du rôle
que nous tenons depuis trente ans, un rôle où il y a, c'est vrai, autant
d'honneur à recevoir que de coups à prendre.
Notre,
existence en semi-clandestinité canonique (ou en état de résistance)
est vitale pour l'Eglise, à deux titres, me semble-t-il.
D'abord,
la Fraternité Saint-Pie X représente, qu'elle le veuille ou non, la
seule instance critique vraiment libre face aux déviances conciliaires.
L'Eglise, pour se sortir du pétrin, a besoin de cette liberté-là, même
si personne encore n'ose nous le dire en face. Nous sommes fiers de
pouvoir contribuer ainsi à notre place (la plus active, la plus franche
et donc la plus sereine) au relèvement de l'Eglise dans la vérité.
Nous
sommes les seuls à pratiquer la Tradition catholique librement, dans
toutes ses dimensions, «intégralement», à la fois en liturgie, en
théologie et au catéchisme et cela, dans des structures paroissiales.
Nous montrons ainsi que cette tradition n'est pas un objet de musée,
voire un vulgaire magot de brocante, mais qu'elle constitue un recours
pour tous ceux qui ne se résignent pas à la disparition de la
catholicité... Nous avons l'exemple de Bordeaux. Depuis un an, 700
personnes assistent à la messe traditionnelle en l'église Saint-Eloi,
tandis qu'à deux cents mètres, 70 personnes entourent l'évêque dans sa
cathédrale, et que quelques dizaines d'autres vont honteusement
célébrer la liturgie de Saint Pie V, dans la réserve d'Indiens que leur
a concédée la générosité de leur pasteur, en dehors de la ville, du
côté de la Barrière saint Gênés... Cette géographie bordelaise de la
messe montre bien que la Tradition n'est pas un conservatoire du passé
mais un laboratoire de l'avenir.
La
seule instance critique vraiment libre
Qu'en
est-il enfin - c'est votre dernier argument M. l'abbé - de l'esprit
schisma-tique qui pourrait se glisser dans notre combat et des divisions
qui pourraient affecter la Fraternité Saint-Pie X, l'attente se
prolongeant ? Je répondrai d'une phrase : il me semble que la
généralisation des accords pratiques créerait en notre sein infiniment
plus de divisions, de tensions, de tentatives multiformes de
récupération, de réactions violentes, de risques de schisme que le statu
quo d'aujourd'hui.
Il
faut bien peser cela, et non jouer, en signant trop vite, les apprentis
sorciers avec un stylo à bille !
M.
l'abbé, je serai heureux de savoir comment vous répondez à tout cela.
J'ai essayé de tenir compte de l'ensemble de votre propos, sans le
réduire, comme fait Présent du 24 septembre, à ses éléments
les plus négatifs, sans déformer non plus telle ou telle pointe, comme
le font certains «confrères »... Je crois que pour vivre « sans peur
», il nous faut tâcher d'être « sans reproches ». C'est dans cet
esprit que j'ai tenu à vous parler franchement...
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